Par Maëline Le Lay

« C’est du poivre sauvage de “zones en guerre” ! » avait-il claironné avant de se fendre d’une mince précision : « ça vient du sud, de la forêt, vers le Kahuzi ». Intriguée, j’avais cherché à en savoir plus, mais mon ami avait souri, content de conserver pour lui son petit mystère. Marquis de son état, fils et petit-fils de planteurs de café et de thé des Grands Lacs, il connaissait intimement la région et savait sans doute de quoi il parlait. Il se plaisait en tout cas à nous raconter des histoires insolites survenues de part et d’autre du lac, à une époque où nous étions loin de savoir qu’un tel endroit pût exister, une région aussi sublime que terrible qui n’avait figuré dans aucun recueil de contes, roman d’aventures ou histoires pour enfants auxquels nous avions été biberonnés.

Bouquet aromatique, bois mouillé, une âcreté qui éveilla mon imagination plus qu’aucune autre épice ne l’avait fait jusqu’alors. Impression de goûter des papilles le parfum entêtant d’une jungle luxuriante. Un poivre étrange qui m’évoque le santal, le vétiver, le musc et le genévrier mêlés, comme râpés puis infusés ensemble. Et de ces débris de chair pelée, on en aurait fait des petites boules d’écorce, des baies noires et sèches. Leur fragrance si singulière m’évoque le parfum fort qu’exhalaient certaines amies de ma mère, des « femmes puissantes » à la voix haute et tantôt chuchotante, au geste vif, aux lèvres maquillées. Le parfum qu’elles laissaient dans leur sillage symbolisait pour moi le mystère de leur expérience de femme adulte, qui attirait autant qu’il effrayait, car j’en percevais déjà confusément toute l’intensité du plaisir et de la douleur entremêlés. Une odeur poudrée-épicée, un genre de patchouli écœurant, potpourri d’épices inédites, jungle et fauve en rut, une odeur traînante, accrochant presque les narines. Le goût de l’interdit, la saveur du vertige, le frisson du danger.

Lorsque non loin de là, à l’extrémité orientale des Grands Lacs, un dimanche soir où je dégustais la ratatouille que j’avais mitonnée pour le début de semaine, j’avalais une de ces baies au lieu de la croquer comme j’avais fait des autres (car j’avais répugné à les mouliner, les jetant entières dans l’eau frémissante pour les laisser dégorger leur jus exotique et bizarre dans le court-bouillon rassurant d’algues de Bretagne), je m’arrêtai net, saisie d’une vague inquiétude. Et si les cocons noirâtres, amollis par la cuisson, éclosaient en chrysalides dans mon ventre, que délivreraient-ils ? Qu’en sortirait-il ? Allais-je digérer l’histoire de chacune de ces baies, la façon dont elles avaient été cueillies au cœur de leur nid mystérieux ? Me diraient-elles les secrets de leur naissance, ce qu’elles avaient connu durant leur existence de bourgeon, avant d’être saisies au collet par le cueilleur ? Me décriraient-elles le profil du cueilleur, sa démarche et son allure, ses gestes et sa voix ? Y souffleraient-elles son histoire, son retour à la masure à l’orée du bois où l’attendaient peut-être femme et enfants, aux camps de fortune où fumaient des hommes allongés près de leurs armes, ou bien encore à d’autres bivouacs où des pères et des mères ordinaires ou improvisés allumaient un feu pour se réchauffer et faire griller quelques denrées sauvages ? Des baies poivrées délicatement cueillies par les mains inconnues d’êtres aux trajectoires et aux quêtes multiples – et même divergentes – cachés dans la forêt, attendant d’elle qu’elle les abrite, les protège et les nourrisse.

Après être passées de la branche de l’arbuste aux tentes du maquis ou aux baluchons des fuyards, les baies de la zone de guerre bourgeonneraient-elles dans mon ventre, me donnant à connaître autrement l’épaisseur du vécu de ses habitants ? Par le palais et les papilles, elles me rappelèrent en une bouchée dense, la beauté et les blessures des êtres vivants et des paysages d’une région meurtrie par une guerre qui n’en finit pas d’éclater de toutes parts en fausses batailles et attaques répétées, le formidable déferlement d’existences qui chantent, en une cacophonie de voix, qui écrivent et crient leurs grands et petits malheurs, leurs joies et leurs pertes, leurs quêtes obstinées de dignité.