Le boutre est enfin à flots. La voix du muezzin résonne dans le petit matin blême. Puis, par une indicible magie, l’immense voile arabe se déploie sous les étoiles. Une longue, très longue traversée commence, jusqu’à la mythique île de Zanzibar.
Nous sommes à Mocimboa da Praïa, bourgade à l’allure paisible de la côte Nord du Mozambique. Quelques bâtiments coloniaux décrépits sont les derniers témoins de l’histoire : 5 siècles de colonisation portugaise, suivis de la guerre civile qui a opposé pro et anticolonialistes de 1975 à 1992. Mais depuis plus de 2000 ans, dans les étroites et pentues venelles qui plongent sur la plage dite de « Zalala », on parle swahili, mwani, macua, makonde, très peu portugais.

Des boutres traditionnels relient encore Mocimboa à Zanzibar

Un attroupement se crée, des pêcheurs viennent de rentrer. Une criée est improvisée. D’élégantes femmes macua arborent fièrement le « musiro », ce masque de beauté et de protection à base de pâte de bois, qui servait autrefois à adresser de discrets messages : « Je suis mariée » ou « Mon mari est en mer ».

Port de Mocimboa de Praia Mozambique

Un équipage de huit marins se prépare pour prendre la mer. Ils sont tous mwani, une ethnie côtière du nord du Mozambique. Les sept matelots ont entre 20 et 40 ans et, hormis Ibrahim, pêcheur tout juste reconverti en convoyeur. Ils font équipe depuis plusieurs années. Dans quatre jours, ils partiront  livrer 30 tonnes de bois sur l’île de Zanzibar, 650 kilomètres plus au nord, en face des côtes tanzaniennes.

Une route mythique

Ce n’est pas un mais six boutres qui prendront la mer. Deux énormes mastodontes, à l’allure de bateaux de pirates, dont le « Mwawa Kumu » et quatre embarcations de taille plus modeste. Une caravane dont Henry de Monfreid aurait été fier. L’embarquement a lieu loin de la rive. Je monte à bord en escaladant le gouvernail.

Avant l’aube, la marée haute nous libère. Tout doucement, la caravane s’étire, Mocimboa s’éloigne. C’est parti pour une route gravée depuis plus de mille ans dans les sillons de l’océan Indien.

A-bord-d-un-boutre-traditionnel

Les eaux tanzaniennes marquent le début des vraies difficultés

Au troisième jour, nous entrons en territoire tanzanien. Escale nocturne à quelques encablures de Mtwara. Les acheteurs viennent discrètement en chaloupe à bord du boutre prendre livraison du sucre. Des pêcheurs nous abordent, nous leur achetons quelques poissons. Lorsque la caravane reprend sa route, les vents et la houle ont forci, ce qui augmente considérablement notre allure, mais également les dangers. Il faut écoper presque en permanence. Faire bouillir de l’eau devient un exploit. Les charbons incandescents virevoltent dans tous les sens. Quand les vents sont vraiment trop forts, Ismaïl donne l’ordre de baisser la voile et de jeter l’ancre près d’un atoll. Parfois, les nuages rendent tout point de repère inexistant. Une grande connaissance des vents et un sens de l’orientation acquis au fil des siècles sont alors indispensables.

Detroit-Zanzibar

Terre à l’horizon !

Au dixième jour, nous pénétrons enfin le détroit de Zanzibar. Depuis 48 heures, la pluie, qui nous avait plutôt épargnés jusque là, est venue se mêler aux vents violents. Les hommes sont épuisés, mais ne relâchent  pas la tension. Ils savent que l’arrivée est proche.

La silhouette du palais de l’ancien sultan de Zanzibar fait son apparition. Le mythe surgit. Il est 18h30, la voix du muezzin nous accueille. Elle dit que Dieu est grand et surtout que les marins sont courageux. Avec une précision millimétrique, nous accostons dans le vieux port et nous frayons une place parmi la centaine de boutres déjà  présents. Ils viennent du Kenya, de Tanzanie, du Mozambique. Tous sont chargés de mystérieuses marchandises…et d’une part de rêve.

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Le temps de procéder à quelques réparations et de recevoir un salaire bien mérité, Ismaïl et toute la caravane repartent. Ils sont chargés, cette fois-ci, de convoyer plusieurs tonnes de sucre, plus au sud sur la côte tanzanienne. Quelques frigos, télévisions, chaînes hi-fi et bicyclettes font également partie du convoi. Ce sont des commandes de Mocimboa qui leur permettront d’arrondir leurs fins de mois.

Photos et texte : Stéphane de Rouville